Les inondations de La Faute-sur-Mer et de L’Aiguillon sont plus graves, si l’on raisonne au nombre de morts par hectare inondé, que celle de La Nouvelle-Orléans en 2005... Surprenant ? Pour le moins. Consternant ? Plus encore. Alors les propos du président de la République ne sont-ils pas troublants ? En avril 2009, à l’occasion de l’inauguration de l’exposition sur le Grand Paris, le président déclare vouloir déréglementer le droit de l’urbanisme, qu’il juge trop contraignant, et souhaite rendre constructibles les zones inondables...
Un an plus tard, le même président estime inacceptable et incompréhensible la catastrophe qui vient de se produire... Le discours de l’Etat, comme celui des élus, est depuis toujours ambigu sur ce sujet. En novembre 2009, le préfet du Var prétend sans sourciller rendre "désinondables" plusieurs centaines d’hectares de la plaine du Var pour y implanter une future opération d’intérêt national. Les enjeux de l’opération sont évidemment, du point de vue des élus locaux, essentiels pour l’économie.
Or que nous apprend l’histoire ? Que les ouvrages de protection, même les plus solides, ne résistent pas au temps. Pas seulement à l’usure du temps, mais à la négligence inéluctable de ceux qui en ont la charge, si aucun événement violent ne vient tirer la sonnette d’alarme. Tout programme de protection est difficile à mettre en oeuvre et toute protection est difficile à pérenniser. Le "plan digues" de La Nouvelle-Orléans date de la fin des années 1950, et en 2005, lors du passage du cyclone Katrina, ce programme n’était pas achevé... Le "plan de protection" de la ville de Nîmes date du lendemain de la catastrophe meurtrière de 1989 ; il n’est pas achevé... Il faut mieux maîtriser l’urbanisation dans les zones à risque, entend-t-on de toutes parts ? L’article 44 de la loi Grenelle 1 ne dit pas autre chose, mais de multiples textes le disent depuis trente ans. Alors, où est le problème ?
La faiblesse majeure de la politique française de prévention des inondations tient à l’absence d’objectifs définis en la matière. Contre quoi la société française veut-elle se protéger ? Que juge-t-elle insupportable - en nombre de morts, en impact économique - et que juge-t-elle supportable (par le biais de l’assurance, de la solidarité nationale...) ?
La France s’est pourtant dotée d’une législation en matière de prévention du risque inondation remarquable et unique au monde. Les dépenses publiques sur ce sujet sont importantes, quoique mal cernées. Mais quel est l’objectif de ces efforts ? Que vise-t-on ? Personne ne le sait vraiment ! Le problème initial est que nos politiques de prévention, à l’échelle nationale comme aux échelles locales, ne reposent sur aucun diagnostic sérieux. Combien de Français sont-ils exposés au risque inondation ? On estime ce chiffre à 5 millions, avec de grandes incertitudes. Estimation fluctuante au fil des ans, car les méthodes de calcul, très récentes, restent à consolider.
Combien y a-t-il de morts en moyenne par an à cause des inondations ? Il n’existe aucune statistique sur ce sujet. Combien coûtent chaque année les inondations ? La seule estimation sérieuse consiste à multiplier par deux le coût d’indemnisation des assurances, ce qui est pour le moins approximatif. Combien coûteront les prochaines grandes catastrophes ? Les modèles français de simulation sont très peu précis, alors que nos voisins britanniques, allemands ou danois disposent de modèles solides. Comment, dans ces conditions, fixer des objectifs quantifiés pour nos politiques de prévention ? Et le nombre de plans de prévention des risques naturels, souvent brandi comme un indicateur-clé, ne constitue pas un objectif de résultats d’une politique de prévention, mais un objectif de moyens. D’ailleurs, personne ne sait apprécier combien il faudrait en réaliser pour être "efficace", puisque l’on ne sait pas quel objectif de réduction du risque on vise... Et, n’en déplaise à certains élus, les textes juridiques à leur disposition leur permettent de prendre en compte les risques dans l’urbanisme, sans attendre un plan de prévention...
L’histoire de la prévention des inondations en France depuis trente ans montre qu’il s’agit toujours, au niveau national comme au niveau local, d’une réponse à une catastrophe : on ne veut plus que ce qui vient de se produire survienne à nouveau. On fixe alors un objectif qui repose sur une demande sociale plus ou moins exprimée et née d’un traumatisme, compréhensible et respectable, mais qui ne peut constituer une norme socialement et économiquement justifiée. Vingt ans après la catastrophe, Nîmes a fait réaliser une approche économique approfondie pour choisir un niveau de protection par des ouvrages hydrauliques, niveau inférieur à la crue exceptionnelle de 1989. Alors la ville gère le risque "résiduel", notamment par un système de prévision, d’alerte et de gestion de crise. Ce type d’approche - la définition d’un niveau de risque acceptable, qui mériterait d’être complétée par un débat local - est rarissime. Ce qui veut dire que partout où l’on met en oeuvre des politiques de prévention, on le fait sans éclairage économique et sans véritable débat.
La décision politique est donc conditionnée par un objectif technique : ne plus être inondé pour un événement pluvieux ou marin similaire à la dernière catastrophe. Mais, au fil des ans, cet objectif est toujours revu à la baisse pour d’inévitables raisons de coût, quand les projets ne sont pas abandonnés. Et, pendant ce temps, la réflexion sur la prévention - c’est-à-dire la prise en compte du risque par l’urbanisme, par l’aménagement du territoire, par la politique de l’habitat - reste le parent pauvre de nos démarches, alors qu’elle devrait en constituer le socle.
La déclinaison en droit français de la directive européenne sur les inondations devrait pallier tous ces défauts, nous promet le ministère de l’écologie. Soit, mais le temps nous est compté, nos méthodes d’évaluation du risque sont défaillantes et la prévention réclame, pour être efficace, non une démarche par le haut mais une responsabilisation des acteurs locaux et de véritables débats. La définition du risque économiquement et socialement acceptable est une exigence du XXIe siècle, et un choix de société.
Elle impose une révision en profondeur des fondements de notre dispositif : un système assurantiel moins déresponsabilisant, des syndicats de rivière avec une fiscalité propre pour, entre autres, pouvoir gérer les digues, une transparence sur les choix d’aménagement en zone inondable et une explicitation des risques pris et donc assumés. Vaste chantier...
Bruno LEDOUX LeMonde.fr